Mon propos n’est pas de répondre à cette question en la résolvant mais d’ouvrir des pistes d’exploration – parmi d’autres, certainement – pour tenter introduire et faciliter le débat.

La formulation de cette question qui nous invite à débattre surprend par sa construction terminologique qui emprunte à la science juridique (droit) et à la linguistique (francophone).

Dans une première acception, « francophone » désigne les personnes et les populations qui parlent le français et constituent la francophonie, à savoir la communauté des peuples et des pays ayant la langue française en partage. Envisagé sous cet angle le droit francophone n’a pas de sens et ne peut constituer une notion puisque un droit ne parle pas ; il s’écrit.

Toutefois, le dictionnaire donne une seconde définition de cet adjectif en désignant ainsi celui ou ce qui est de langue française. Dans ce cas, le droit francophone serait le droit de langue française. Ainsi défini le droit francophone est donc la famille juridique des droits francophones que la question concerne. Considéré sous cet aspect, le droit francophone serait celui d’expression française ; cette présupposition permet une spéculation intellectuelle que l’on pourrait conduire comme suit à condition qu’elle aboutisse à la mise en relief les spécificités qui l’identifient et la singularisent.

Partons du principe que le droit d’expression française est celui qui est écrit ; écrit en français ; écrit à la française ; d’inspiration romano-germanique.

1) On présente bien volontiers le droit écrit comme celui qui repose sur des normes rédigées, par opposition au système du common law qui est fondé, non pas sur un texte écrit préalable mais sur l’accumulation des précédents judiciaires. Participeraient du premier type les droits français et tous les systèmes juridiques d’inspiration ou de facture romano-germanique ou encore dits de droit continental, tandis que le second regrouperait les systèmes juridiques d’inspiration anglo-saxonne. Mais cette brutale distinction fondée sur le caractère écrit ou non des normes tend à s’estomper de nos jours où le droit francophone s’enrichit considérablement des apports de la jurisprudence (le droit de la responsabilité en est un exemple parmi bien d’autres) qu’il n’a de cesse, il faut bien le reconnaître, d’en rechercher et réaliser la consécration par un texte [1]. A l’inverse, le droit anglo-saxon ne peut faire face à la montée des besoins de régulation dans tous les domaines qu’en légiférant abondamment sans attendre l’éclosion d’une jurisprudence pour régler les problèmes qui se posent à la société [2]. Enfin, de nombreux droits « écrits » sont loin d’être d’inspiration « francophone » (droit russe, droit chinois…)

2) La seconde caractéristique du droit francophone serait-elle d’être nécessairement écrit en langue française ? Si cette remarque vaut pour de nombreux pays dits de « droit francophone » [3], elle ne vaut pas pour tous si on songe aux droits « d’inspiration » francophone applicables au Canada, à Cuba, en Louisiane, à L’Ile Maurice… [4]

3) Troisième critère formel [5] : le droit francophone est peut-être celui qui est écrit et/ou construit à la française, c’est-à-dire celui qui privilégie la forme de la codification ou d’un texte y ressemblant, la pose de principes fondamentaux et de principes généraux [6], le raisonnement par induction-déduction, la théorisation de normes éparses…

4) Sur le fond, comment comprendre l’inspiration ou l’influence du droit romano-germanique et comment se présente-t-elle de nos jours ? Au 19ème siècle, cette influence était très perceptible essentiellement (si ce n’est exclusivement) dans la théorie générale du droit des obligations, dans la construction du droit de la famille et de celui des biens (au moins pour les biens immobiliers). Or, il faut bien reconnaître que les pays qui se sont inspirés du droit français ont rejeté cette influence dans les domaines juridiques « culturés » (droit foncier ; droit de la famille en toutes ses composantes : mariage ; filiation ; successions ; régimes matrimoniaux…) qui n’ont plus rien de comparable avec les textes du code civil et cela, depuis l’ère coloniale et à l’initiative du pouvoir colonial lui-même.

Quant au système juridique français lui-même, l’évolution des mœurs et de la science, biologique notamment, ont si profondément modifié le droit positif de la famille qu’il ne ressemble plus du tout à celui de 1804 [7]. Même le droit des obligations subit le contrecoup du développement jurisprudentiel de nombreuses de ses parties et de la confrontation avec les autres systèmes juridiques que les relations internationales de droit privé lui imposent [8] au point que les pays européens sont, aujourd’hui, à la recherche d’une standardisation de leurs normes à cet égard. La proposition de lois modèles et l’établissement de principe juridiques communs [9], soit à l’échelle régionale ou continentale, voire mondiale, tendent à altérer une spécificité du droit français dont la doctrine et le législateur se réclamaient.

Finalement, qu’y a-t-il et que reste-t-il de « francophone » dans tous les systèmes juridiques qui sont exprimés en français. C’est à cette interrogation, semble-t-il, que cette question nous invite en nous incitant à une comparaison de tous les qui s’en réclament ou qui sont considérés comme tels ; toutefois, une telle étude ne peut être entreprise sans avoir tracé son périmètre (ratione loci et ratione materiæ) ni sans préciser la profondeur de sondage du champ de cette comparaison pour qu’elle ait une véritable signification.

[1] Le projet de réforme du droit des obligations et de la prescription dit projet Catala en est le témoignage

[2] Non seulement en droit pénal mais aussi en droit privé (civil ou commercial).

[3] Belgique ; pays africains subsahariens…

[4] Cette liste est loin d’être exhaustive surtout si on considère que de nombreux pays ont conservé en vigueur des pans entiers ou des lambeaux de droit français notamment en droit des obligations : Égypte ; Tunisie, Maroc, Algérie. Il serait d’ailleurs intéressant de recenser ces survivances et de déterminer quelle doit être la part de cette survivance pour décider si tel ou tel droit est « francophone ».

[5] Formel et de fond dans une certaine mesure.

[6] Les principes fondamentaux sont ceux qui servent de base à une matière juridique spécifique : droit du travail (droit à la négociation collective ; droit à la représentation ; droit fiscal (autonomie de ce droit) ; droit commercial (présomption de solidarité ; présomption d’onérosité ; principes de sécurité, de rapidité ; quant aux principes généraux, ils sont transversaux et communs à toutes les disciplines juridiques… Tandis que les principes fondamentaux nécessitent une consécration légale, voire législative (article 34 de la constitution), les principes fondamentaux naissent de la conception française de normes indispensables à l’état de droit sans le support d’aucun texte car ils sont préalables et supérieurs à tout texte.

[7] L’union libre et son organisation ont érodé l’institution du mariage ; l’égalité successorale a aboli la distinction des catégories d’enfants légitimes, naturels et adultérins ; la procréation artificielle ou assistée a mis à néant la présomption de paternité…

[8] L’omniprésence de l’informatique a nécessité un aménagement du droit de la preuve qui a fait une place à la preuve électronique ; de nouveaux contrats ont altéré la classification rigide et séculaire des contrats et des garanties que l’on pensait éternelle et immuable : crédit-bail ; factoring ; franchisage ; garanties autonomes…

[9] Lettre de garantie ; preuve électronique ; principes contractuels européens…

Joseph ISSA-SAYEGH

Agrégé des Facultés de Droit Professeur aux Universités de Nice et d’Abidjan

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