Je partirai de quelques expériences pour montrer mon embarras au départ et indiquer l’espoir finalement suscité en moi par le thème soumis à notre réflexion.

Mon pays, le Cameroun, malgré un pluralisme juridique à base de droit traditionnel africain, de droit français et de droit anglais s’est engagé aujourd’hui dans l’unification de son droit interne.

Hier, à la Faculté de droit, on avait un département de droit privé francophone et un département de droit privé anglophone. Les choses étaient à peu près claires au lendemain de la réunification du pays en 1961 : le droit privé francophone était globalement le droit privé français tel que légué en 1960, le droit privé anglophone, le droit de l’Angleterre tel que légué au Nigeria (puisque la partie anglophone du pays était jusqu’alors rattachée au Nigeria).

Aujourd’hui, le Cameroun progresse dans l’unification de son droit interne. Dans les discussions, suivant la sensibilité juridique, francophone ou anglophone, on accusera telle réforme d’être trop d’inspiration française (c’est le cas de quelques textes de 1981 sur la famille) ou d’être trop d’inspiration Common Law (c’est le cas du récent code de procédure pénale). A l’Université, nous voulons réformer le programme pour tenir compte de cette évolution vers l’uniformisation du droit interne. Mais de façon plus pernicieuse, le clivage revient. Tout en s’accordant sur les matières unifiées, des collègues font observer que l’enseignement et la pratique sont différentes selon que l’on est de formation francophone ou anglophone. Les deux départements de droit privé francophone et de droit privé anglophone ont disparu ; mais est apparu un département de spécificités juridiques d’inspiration Common Law que les collègues anglophones souhaitent voire remplacer par Département of English Law. Il y aurait donc « un droit anglophone ». Cela nous a permis de réfléchir sur l’existence d’un « droit anglophone », et par ricochet, sur la notion de « droit francophone », dans un contexte camerounais qui ne se veut plus pluraliste.

Une autre expérience est liée à l’avènement du droit OHADA. Aujourd’hui on envisage très sérieusement l’élargissement de l’OHADA au-delà de l’espace originel constitué de pays de l’Afrique Francophone ayant en commun un passé colonial commun, une langue commune (le français), une monnaie commune (le FCFA). On veut y faire entrer les pays anglophones, notamment le Nigeria ou le Ghana. Comme on pouvait s’y attendre, le débat se cristallise sur la difficile compatibilité du droit OHADA qui serait d’inspiration « francophone » avec le système d’inspiration « anglophone » que connaissent ces pays. Là encore, il y aurait un « droit francophone » qui s’oppose à un « droit anglophone ».

On sent donc confusément un « droit francophone ». Encore faut-il en donner la consistance et démontrer la pertinence dans le monde d’aujourd’hui et de demain.

La première difficulté, redoutable, est de caractériser le « droit francophone ». Le dessein n’est pas d’ajouter une famille nouvelle aux grands systèmes de droit généralement admis. Mais, on sait que chaque grand système comprend nécessairement une multiplicité de droits. Dès lors, il s’agit, modestement, mais rigoureusement, de donner une âme et une pertinence au sentiment encore diffus de « droit francophone » pour faire de ce dernier un sous-ensemble cohérent.

La seconde difficulté provient de ce que l’évolution contemporaine est marquée à la fois par l’influence réciproque des grands systèmes entre eux tant sur les règles de fond que sur les règles de procédure et même en ce qui concerne la technique législative. Ce qui rend difficile l’élément d’unité qui relie des droits très divers.

Quels éléments faut-il prendre en considération pour effectuer ce regroupement ?

De façon tout à fait pragmatique, dans un premier temps, je me bornerai à mettre en relief quelques traits d’un « droit francophone » ; dans un second temps, j’essaierai de montrer combien ce dernier répond à un besoin.

Le « droit francophone », on peut facilement s’accorder, fait partie de la famille juridique romano germanique que l’on peut caractériser par deux propositions :

  • le droit civil y demeure le siège par excellence de la science du droit ;
  • les règles de droit y sont conçues beaucoup plus que dans d’autres familles juridiques comme étant des règles de conduite étroitement liées par des préoccupations de justice et de morale.

Le « droit francophone » renvoie, c’est le réflexe presque naturel, à la francophonie dans sa dimension linguistique et politique. Au départ, la francophonie est un concept linguistique. Le géographe Onésime RECLUS l’a inventée en 1880 pour désigner l’ensemble des populations parlant français. La langue française serait un soubassement.

Mais la francophonie va bien au-delà de cette facette linguistique. Depuis les années 1960, sous la houlette des présidents Léopold SEDAR SENGHOR, Hamani DIORI, Habib BOURGUIBA, le Roi NORODOM Sihanouk, la francophonie est progressivement définie comme une communauté de peuples partageant des valeurs, un idéal humaniste autour de la liberté, l’égalité, la dignité et la solidarité, et aussi un idéal de métissage. La francophonie est alors politique au sens premier de politique qui renvoie à une culture partagée, y compris la culture juridique.

De ce rapprochement avec la francophonie, on peut avancer que le « droit francophone » désigne un ensemble non exclusivement géographique ni même linguistique mais aussi culturel autour de la culture juridique francophone. Celle-ci ne se ramène pas à la culture juridique française, c’est-à-dire de la France, mais renvoie à une communauté de culture juridique, certes influencée au départ ou dans son évolution par la culture juridique française, mais tout en étant ouverte à d’autres expériences.

En somme, le terme « francophone » a un sens spécifique qui traduit le sentiment de partager une même culture juridique façonnée au fil du temps à des degrés divers à partir d’une même langue et des mêmes valeurs. Tout droit qui se trouve dans ce dernier cas est francophone, même si la langue officielle n’est pas le français (cas de tous ces pays de Francophonie d’appel). Comme d’ailleurs, un droit qui ne partage pas ou plus ces mêmes valeurs n’est pas francophone, même si le français est la langue officielle. Sur cette dernière, lorsqu’on observe l’évolution amorcée dans les pays du grand Lac en Afrique, singulièrement le Rwanda, on peut se demander si le pays, partant son droit, n’est pas entrain de perdre sa francophonie même si le français reste la langue officielle (d’ailleurs pour combien de temps encore ?)

Peut-on aller plus loin ? On peut hésiter.

Le premier facteur d’embarras est de situer géographiquement le « droit francophone ». Ce dernier comprendrait le droit français, mais aussi les droits des pays ayant des liens avec le droit français par l’effet de la colonisation ou sous l’influence politique ou culturelle de la France.

Le deuxième facteur d’embarras tient au métissage juridique qui caractérise notre temps. Ce qui relance à coup sûr le débat sur les principaux systèmes contemporains, ou plus précisément sur les critères de classification. Ne nous acheminons pas partout plutôt vers des droits mixtes !

Le troisième facteur d’embarras se situe dans le prolongement des précédents facteurs et concerne la survie du « droit francophone », à supposer qu’il existe. Certains territoires, jadis soumis à la domi
nation française, subissent aujourd’hui l’influence d’autres systèmes, juridiques notamment du Common Law. Les codifications récentes en Afrique, même dans le cadre de l’OHADA, ne sont pas épargnées ;

Le quatrième facteur tient aux nuances, parfois fondamentales entre les droits que l’on pourrait a priori mettre dans le groupe « droit francophone ». Ainsi dans certains pays d’Afrique francophone, le droit musulman continue à jouer, en certains domaines, un rôle important ; la culture africaine est une source non négligeable d’inspiration et d’orientation du droit. Finalement, chacun des droits du virtuel groupe de droit francophone a son originalité. Il ne faut pas sous-estimer la portée des différences entre ces divers droits. Le droit OHADA par exemple, bien que pouvant à coup sûr être considéré comme faisant partie du groupe droit francophone, se démarque assez du droit français en certains domaines.

Mais, malgré ces difficultés et hésitations, on peut dégager quelques lieux communs qui pourraient justifier la pertinence et l’utilité d’un « droit francophone ». Certaines valeurs sont partagées et justifient une culture juridique francophone.

La première des valeurs semble être la place prépondérante des règles de droit, considérées comme étant des règles de conduite, étroitement liées à des préoccupations de justice et d’humanisme. C’est au nom de ces valeurs que l’on comprend des notions telles que celles d’incapacité, d’interdictions, d’incompatibilité, de solidarité, de bonne foi etc qui n’existent pas forcément dans les autres systèmes juridiques et n’y ont pas toujours d’équivalents.

Par ailleurs, des concepts ou idéaux forts irriguent ainsi le droit francophone : la liberté, l’égalité, la dignité humaine, la solidarité. Certes, le droit, partout, incarne ces idéaux. Mais le degré d’incarnation est plus élevé dans le droit francophone. Ici plus qu’ailleurs des finalités teintées de morale sont assignées au droit : sécurité juridique et judiciaire, l’équilibre entre les parties etc. On le voit, en droit francophone, le droit est avant tout perçu comme une valeur ou plus précisément un jugement de valeur. Le droit n’est pas un donné neutre, c’est un parti pris. Le droit est axiologique, c’est-à-dire traduction des valeurs.

Une autre valeur, en résonance d’ailleurs avec la précédente, est la codification perçue moins comme une technique législative qu’un moyen de garantir la sécurité juridique, c’est-à-dire la prévisibilité de la sanction. A la codification ainsi perçue, on peut, s’agissant de la vie du droit, rapprocher l’institution singulière et spécifique du notariat ;

Enfin, on peut trouver une dernière valeur dans la construction d’un droit administratif, singulièrement en ce qui concerne les rapports entre les collectivités publiques et les particuliers. Et, on sait combien ce droit essaime de nos jours, dans la sphère Common Law notamment.

Ces valeurs sont très utiles surtout dans le contexte mondial d’aujourd’hui.

L’un des enjeux concerne la finalité même du droit. Ce dernier n’est pas seulement un instrument. La norme va au-delà de la règle pour traduire une opinion sur les choses et les personnes. Le droit, même le droit des affaires et le droit économique, ne saurait se mesurer à l’aune de la seule efficience économique. Même le droit processuel ne saurait être étranger au souci de justice et d’équilibre. C’est finalement la règle normative qui marque le droit. Ce serait donc une erreur épistémologique grave que de prétendre étudier le droit avec une objectivité scientifique.

Un autre enjeu est la nécessaire diversité juridique comme facteur de dialogue, donc, de progrès. C’est à ce prix que la mondialisation ne sera pas uniformisation. Le reste, sur le terrain du droit, relève du droit comparé. Le dernier, rappelons le, n’est pas seulement une méthode ; il a une fonction critique, aussi bien sur le terrain de l’étymologie juridique qui a pour objet le savoir juridique, que sur celui de la théorie du droit, à savoir la manière de concevoir le droit. Le droit comparé concerne en premier la science du droit.

Ces enjeux montrent combien le droit francophone a une identité propre au sein de la grande famille du droit romano germanique. C’est une notion offensive nécessaire pour le développement de la science du droit et pour l’indispensable partage mondial des cultures juridiques.

Paul-Gérard POUGOUÉ

Professeur Représentant RCAC pour la conf. de Yaoundé Université de Yaoundé II

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