La revue AFRILEX a pris l’heureuse initiative de consacrer un numéro spécial aux finances publiques africaines. Et avec raison. Les études sur ces finances restent limitées à quelques thèses [1] ; les ouvrages accessibles au grand public sont pareillement peu nombreux et ont souvent un caractère vieillot ; ils ne concernent qu’un cercle restreint de pays : le Cameroun, les Comores, la Côte d’Ivoire, le Mali, le Maroc, le Sénégal [2]. Quant aux écrits scientifiques et de recherche, ils trouvent peu preneurs dans les grandes revues françaises de diffusion du droit.

Il est souvent fait reproche aux finances publiques africaines francophones de n’être qu’une pâle copie du système financier français. Certes, ce point de vue comporte un aspect véridique, mais il est aujourd’hui fort contestable. La vérité oblige à dire qu’il existe un patrimoine commun de l’humanité en matière de gestion publique et que chaque État y puise selon ses besoins et ses réalités. Ainsi, si la France maintient fermement, conformément à la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 que l’autorisation de percevoir les impôts est annuelle, le Sénégal paraissait plus proche du réel en décidant dans sa loi organique de 1975 relative aux finances publiques (aujourd’hui abrogée et remplacée par une loi du 15 octobre 2001) que la perception des impôts résulte de plein droit de la loi fiscale qui les a établis, tant l’adoption des recettes par le Parlement français apparaît aux yeux de tous comme « une litanie, une liturgie et une léthargie » selon le bon mot d’Edgar FAURE ; et la loi organique française du 1er août 2001 relative aux finances publiques n’y change rien, les innovations de celle-ci portant essentiellement sur la modernisation de la dépense.

Un autre exemple peut être trouvé dans la présentation des budgets maliens depuis la IIIe république. Pour obéir au principe de sincérité, le budget est intégralement ventilé entre tous les ministères, toutes les administrations de l’ensemble du territoire et tous les services publics, en fonction du diptyque « dépenses de fonctionnement ; dépenses d’investissement et d’équipement » : ainsi, on peut y trouver le coût d’entretien de la moindre piste rurale, de la plus petite construction d’aérodrome. Ces quelques exemples illustrent l’émancipation des finances publiques des États francophones d’Afrique ; ils ne sont pas les seuls.

C’est dire qu’il existe un vaste champ d’investigation pour dégager les particularités de ces finances publiques.

  1. Ainsi, l’un des premiers paradoxes à lever consiste à essayer de comprendre comment tant de détournements de deniers publics sont-ils possibles alors qu’on a institué les mêmes mécanismes de protection que ceux de la France : une séparation des ordonnateurs et des comptables, des contrôles internes nombreux, une sanction des comptes des comptables publics par une section des comptes de la Cour suprême ou tout simplement par une Cour des comptes.
  2. En second lieu, on doit s’interroger sur l’impact de ce fléau sur les politiques économiques et sociales (on devrait dire les politiques publiques tout court) et pourquoi et comment « la police des finances publiques » finit par échoir à des organismes européens privés si ce ne sont pas des États étrangers ou des Organisations internationales, tels la Banque mondiale ou le Fonds monétaire international. En effet, les finances publiques africaines ne sont-elles pas de plus en plus souvent soumises à des contrôles extérieurs ?
  3. L’investigation peut se poursuivre en s’interrogeant sur le point de savoir comment la dette publique a pu s’accumuler sur des États aux faibles moyens financiers et économiques et surtout comment elle a été dans l’incapacité de générer un développement, comme l’on dit aujourd’hui, durable ; comment ses mécanismes de comptabilisation se sont-ils améliorés, de l’ignorance affichée des Parlementaires aux programmes triennaux glissants d’investissements, au point de donner des leçons de sincérité aux finances des États les plus développés ?
  4. Le questionnement ne peut échapper à la lancinante question de la « réduction » ( ?) ou de la « maîtrise » (?) des dépenses publiques, car il est entendu une fois pour toutes que les États africains francophones ne peuvent être les mendiants éternels de l’humanité. Ils vont donc devoir à un moment ou à un autre « équilibrer leurs comptes » !
  5. Mais on peut douter que ce soit celle-ci la vraie question pour des États sous-développés. En effet, l’État sous-développé se définit avant tout comme un État de besoins ou de manques. C’est un État qui a besoin d’enseignants, d’hôpitaux ; qui a besoin de routes, de moyens de communications ferroviaires, portuaires et aéroportuaires ; qui a besoin de policiers, de gendarmes, d’une administration efficace dotée des moyens adéquats ; qui a besoin de… On n’en finirait pas la liste. C’est donc un État qui doit, par essence, dépenser, car « administrer, c’est dépenser ». Et donc, la seule question qui vaille n’est-elle pas celle de savoir comment cet État-là peut trouver en lui-même les ressources financières nécessaires. Car enfin, elles existent ! Il suffit de voir la richesse de certaines franges de la société ou des populations africaines. Bref, il s’agit de savoir comment rendre le système fiscal plus efficace ou encore plus performant quant à son rendement. Ou alors, faut-il admettre que la « solidarité » ou le « communautarisme » africains compensent largement les défaillances de l’État ? On ne peut et ne doit guère se plier à une telle conception qui serait la négation même de l’État moderne, dont la fonction est de construire la solidarité nationale et non de la confier à des individus si généreux soient-ils ! Quelles sont alors les arcanes par lesquelles passe cette amélioration ? Celle de l’assiette de l’impôt, de la justice fiscale, de l’amélioration des mécanismes de recouvrement ? Quels « gendarmes » instaurer derrière les inspecteurs des impôts et des douanes ? Quels surveillants sourcilleux placer derrière les receveurs, les percepteurs et autres payeurs généraux ?
  6. Ces interrogations capitales ne peuvent ignorer ou considérer comme questions de peu d’importance celles qui portent sur les techniques prévisionnelles des dépenses et des recettes. En réalité, elles devraient remettre en cause, de façon permanente, l’efficacité administrative de l’État. Dans la mesure où les ressources ne sont pas abondantes, il importe que leur allocation soit la plus judicieuse possible. Les méthodes prévisionnelles répondent-elles à de tels critères ? Bref, quels outils conceptuels sont ici utilisés par les pouvoirs publics ? Dans cette phase prévisionnelle, quelle est la part dévolue aux représentants du peuple ? L’Assemblée ou le Parlement sont-ils vraiment un lieu de discussion, d’un débat ouvert entre le Gouvernement sur son projet et les Parlementaires sensés incarner viscéralement l’intérêt de toutes les parties du pays ?
  7. La question du rapport entre les finances publiques nationales et le système économique national mérite aussi d’être débattue. Au moment des indépendances, dans les années 1960, n’a-t-on pas eu trop tendance à vouloir tout demander aux finances publiques : qu’elles réalisent le développement économique, industriel, agricole, social et sanita
    ire ? Aujourd’hui, une extension de l’intervention des finances est-elle concevable ? On peut en douter. Est-ce pour autant qu’il faut avoir des finances « minimalistes », réductrices ou totalement innervées par rapport au système économique ? Cela est nettement moins certain. En même temps, on ne peut pas tout leur demander ; est-ce pour autant qu’elles doivent être de simples budgets de moyens, juste destinés à assurer le fonctionnement des appareils administratifs ?
  8. On doit également aborder la question du rôle exact du juge par rapport aux autorités chargées de l’exécution des lois de finances. Si formellement, il existe un juge des comptes et un juge de l’ordonnateur, ces deux juridictions accomplissent-elles réellement leur mission ? Une étude exhaustive sur la jurisprudence financière d’un pays serait tout à fait éclairante en la matière. Cependant, on doit bien noter que la certification des comptes publics n’est pas encore une chose entrée dans les mœurs. Est-il inimaginable que des sortes de commissaires aux comptes publics ou des vérificateurs généraux soient instituées ? Évidemment si c’est pour « ajouter de l’administration à de l’administration » ou si c’est pour créer des sinécures pour des « amis » politiques, cela n’aurait aucun sens !
  9. Finances publiques et décentralisation. C’est l’un des aspects non négligeables des finances publiques africaines. Aujourd’hui, tous les États africains francophones ont recours à la décentralisation comme un moyen de provoquer le développement, développement dont les bénéficiaires seraient également les acteurs. Cependant, on peut se demander si les moyens financiers des nouvelles collectivités locales sont à la hauteur des ambitions. Quels apports le budget de l’État peut-il faire aux budgets locaux ? Quelles compétences fiscales faut-il reconnaître aux autorités locales ? Quelles formules trouver pour que la décentralisation ne soit pas source de déséquilibres ou politiques ou économiques régionaux ? On le voit bien, sur le plan financier, la décentralisation pose plus de problèmes qu’elle n’en résout.
  10. Enfin, on ne peut manquer de se poser la question des relations entre finances publiques et organisations régionales. Depuis 1960, l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale francophones sont le grand cimetière d’un nombre incalculable d’organisations régionales. On n’arrête pas d’en créer et qui meurent tout aussi constamment. Au lieu de multiplier les organisations, et si l’on se posait la seule vraie question : ces organisations ne meurent-elles pas parce qu’elles n’arrivent pas à réaliser les objectifs pour lesquels elles ont été mises en place ? Et si telle est la raison principale de leur mort, n’est-ce pas parce qu’elles n’ont jamais disposé des moyens financiers indispensables pour leur poursuite ? Quels peuvent être ces moyens ? Des ressources exclusivement fournies par les États sous la forme de contribution ? La solution a ses vertus : elle évite que l’organisation ne dérive, elle est strictement contrôlée par les États. Des ressources propres ? Mais alors, comment celles-ci sont-elles obtenues ? N’est ce pas autant de ressources prises aux États ? Comment ceux-ci y consentent-ils ? Quelles structures permettent le recouvrement de telles ressources ? Concernant ces organisations, le problème des dépenses est tout aussi crucial. Les ressources sont-elles mises effectivement au service du projet de l’organisation ? Ne servent-elles pas davantage à payer de faramineux salaires à des fonctionnaires « internationaux » ? Bref, le contrôle est ici tout aussi important qu’en matière de finances nationales. D’autres types de questions méritent tout autant d’être posées : quelle péréquation financière ou quel retour les États obtiennent-ils de ces organisations, que ce retour soit financier, économique ou autre ?

On le voit, les finances publiques africaines ne manquent pas de susciter des questions et il y a de la place pour la recherche. Les articles que l’on va lire maintenant dressent quelques pistes de réponses. Ils portent ainsi leur attention sur la mise en place de la loi de finances et la participation de la représentation nationale, sur l’aide financière étrangère, sa conditionnalité et la dette qu’elle entraîne, sur les méthodes de gestion de ces finances ; ils portent enfin sur les contrôles des dépenses publiques. Nous avons décidé d’y adjoindre certains articles qui concernent davantage les marchés financiers boursiers, et qui ne portent sur les finances publiques qu’autant que ces marchés génèrent des ressources fiscales ou d’emprunt pour les États. Au total, ces contributions constituent des articles riches, pour lesquels nous voulons ici féliciter et remercier les auteurs. Mais ils sont loin d’épuiser l’inventaire des problématiques que nous avons soulevées. C’est dire que ce numéro exceptionnel d’« Afrilex » attend une suite. D’autres contributions seront toujours les bienvenues.

[1] Parmi les thèses, on peut citer (sans la prétention d’être complet) :

  • AKUE Adovi Sègbéaya : Finances publiques et politiques de protection de l’environnement dans les pays d’Afrique de l’Ouest, Faculté de droit et des sciences sociales de Poitiers, 2003.
  • BALDE Abdoulaye : Le contrôle des finances publiques au Sénégal, Faculté de droit de Perpignan, 1996.
  • BASSOU Oukdim : Le contrôle des finances publiques au Maroc, Université d’Aix en Provence, 1990.
  • DIARRA Eloi Les aspects financiers de la Communauté économique de l’Afrique de l’Ouest, Université de Paris 2, 1982.
  • DIEYE Mohamed : La fiscalité des revenus des valeurs mobilières dans les pays de l’Union monétaire et économique de l’Afrique de l’Ouest : impact sur le fonctionnement du marché financier régional, Université Jean Moulin Lyon 3, 2002.
  • EL KACEMI M. : La loi de finances au Maroc, Université de Paris 2, 1997. FALL Abdoul Hamid : Contribution à une réflexion sur la fiscalité de développement au Sénégal, Université des Sciences sociales de Toulouse 1, 2001.
  • FALL Mouhammet : Essai sur l’équilibre budgétaire au Sénégal, Faculté des sciences juridiques et politiques de Dakar, 2002.
  • FOTSING Jean-Baptiste : Le pouvoir fiscal en Afrique, essai sur la légitimité fiscale dans les États d’Afrique noire francophone, Université de Paris 1, 1994, édit. LGDJ, 1995.
  • GBAKA K. : Le rôle de la fiscalité dans les pays du Tiers-monde : le cas de la Côte d’Ivoire, Université de Clermont-Ferrand, 1978.
  • KOUEVI Amovi : Les comptes spéciaux du trésor, Paris, LGDJ, 2000.
  • MAKALOU Oumar : Analyse de l’impact du budget sur le développement économique, l’exemple des pays de l’Afrique noire, Paris, 1970.
  • MBOUP El Hadj Makhoudia : Contribution à l’étude des aspects juridiques et financiers des politiques d’ajustement structurel en Afrique, Université Jean Moulin, Lyon 3, 2002.
  • MONTEIRO Célestin : Impact des programmes d’ajustement structurel sur le droit financier béninois, Université Montesquieu-Bordeaux IV, 2001.
  • MOUSSA Zaki : Le contrôle des finances publiques en Afrique, exemples du Sénégal, de la Côte d’Ivoire et du Niger, Université des Science sociales de Toulouse 1, 1999.
  • NDONG Ekorezock : Le renforcement du contrôle des finances publiques gabonaises, 1979.

[2] Au titre des ouvrages publiés, on peut noter (sans la prétention d’être complet) :

  • ANRABE A et CHACOUROU A. : Le contrôle des finances publiques aux Comores, L’Harmattan, 1995.
  • < li>BENSALAH ZEMRANI A. : Les finances de l’État au Maroc, L’Harmattan, 1994.

  • BOUAT Marie-Claire et FOUILLAND Jean-Louis : Les finances publiques des communes et des communautés rurales au Sénégal, édit. Clairafrique, Dakar, 1983.
  • CELIMENE René : Droit budgétaire et comptabilité publique au Sénégal, édit. Nouvelles éditions africaines (NEA), Dakar-Abidjan-Lomé, 1985.
  • CHANH TAM Nguyen : Finances publique sénégalaises, L’Harmattan, 1990.
  • DIOP Mamadou : Finances publiques sénégalaises, édit. Nouvelles éditions africaines (NEA), 1977.
  • DONFACK Lékéné : Finances publiques camerounaises, Berger-Levrault, 1987.
  • FOURRIER Charles : Finances publiques du Sénégal, édit. Pédone, 1975.
  • OUATTARA Amadou Tiégoué : Les finances publiques du Mali et la théorie générale des finances publiques, édit. Populaires du Mali, 1975, 2e édit. 2004.
  • TOURE Sanoussi : Le budget du Mali, sa conception, ses fonctions, Édit. Jamana, 1994.

Éloi DIARRA

Professeur agrégé des Universités Université de Rouen

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