Résumé : Le droit du travail comme du reste toutes les autres branches du droit est au cœur d’un débat qui porte sur son effectivité. Plutôt que de s’y engager, il est question dans ces quelques développements de montrer que les difficultés que rencontre ce droit sont d’avantage liées à un contexte particulier. Il y a d’une part le fait que le travail corresponde à des réalités multiples et chacune d’elle aura un droit qui s’appliquera et, on peut relever d’autre part, l’influence des idées libérales qui triomphent dans le monde actuellement.

À propos de l’Indépendance et des choix faits par les dirigeants africains, Basil Davidson écrivait en 1980 : « Les machines et la science moderne venaient bien de là (l’Europe), dans ce cas pourquoi pas les institutions politiques, les lois, les formes de démocratie et les genres de vie économique ? » [1]. La discussion sur la place du droit du travail en Afrique ne peut passer sous silence les origines de celui-ci. On constate en effet que même s’il n’est pas question d’occulter la présence de phénomènes juridiques dans l’Afrique précoloniale, le droit du travail demeure avant tout un droit importé [2]. C’est ainsi que les législations africaines au moment des Indépendances n’ont fait que reprendre les dispositions contenues dans le Code du travail des Territoires d’Outre-Mer de 1952.

Lorsqu’il est question de la place du droit du travail en Afrique, ce retour au passé permet également de prendre en compte les objectifs que l’on avait assigné à ce droit. Comme la plupart des institutions créées alors, la croyance des dirigeants était que cet arsenal conduirait leur pays sur la voie du progrès, ce qui était le but de l’Indépendance. Pour autant, près de quarante ans plus tard et sans vouloir dresser le bilan des pays africains, on peut s’agissant du droit du travail mesurer le chemin parcouru.

S’interroger sur la place du droit du travail aujourd’hui conduit inéluctablement à une réponse contrastée. Si l’on s’en tient à la seule adoption des textes, il apparaît que les pays africains sont tous dotés de législations dans ce domaine. Cependant pour ce qui est de l’application des normes, le débat sur l’effectivité du droit du travail (mais aussi d’autres branches du droit) est toujours récurrent. Loin de verser dans un pessimisme excessif en disant qu’il y a eu recul du droit, on peut plutôt constater que ce droit a été parfois repris, y compris par les droits traditionnels, ce qui conduit à penser qu’on est là en présence d’un droit nouveau, loin d’être hélas, aussi protecteur que le précédent.

Le choix du Gabon pour servir de cadre à cette étude, s’explique par la situation particulière de ce pays atypique, avec notamment une abondante législation, et surtout sur le plan sociologique, une population urbaine importante, catégorie dans laquelle on retrouve le public auquel s’applique le droit du travail. Pour autant, on constatera dans ce pays, que la polysémie de la notion de travail conduira dans les faits, à la présence de plusieurs manifestations juridiques qui limiteront ainsi l’influence du droit du travail. Toutefois, il ne s’agira pas du seul obstacle car, un autre élément est à prendre en compte ici, c’est le triomphe du libéralisme que l’on note depuis quelques années et qui a pour corollaire un discours sur la déréglementation.

I. La diversité des relations de travail, un frein au développement du droit du travail

Il peut de prime abord paraître excessif, de parler d’un recul du droit du travail au Gabon, alors même qu’il y a en permanence création de normes, et que, la coopération avec l’OIT et la ratification de ses recommandations se déroule sans heurt [3]. Ainsi, près de quarante ans après l’Indépendance, on serait en droit de penser que le Code du travail s’applique parfaitement or, il n’en est rien. Les raisons de cette situation sont multiples. On peut d’une part, dire que la stagnation observée est liée au pluralisme juridique, c’est-à-dire l’existence de différents droits au sein d’un même pays, qui n’est pas l’apanage du seul Gabon [4] . De plus, la nature même des relations de travail que l’on va retrouver jouera un rôle considérable. On distinguera ainsi celles qui ont lieu dans le secteur structuré [5], de celles existant dans des domaines où la loi ne s’impose pas, ce qui correspond au travail dans le monde rural et à ce que l’on appelle l’informel.

A/ L’impact limité du droit moderne

Au moment de l’indépendance, l’objectif à atteindre pour le Gabon est le développement [6]. Pour cela il convenait de reprendre tout ce qui avait été fait par l’ancienne puissance, ce qui a conduit à une application pure et simple de sa législation [7], et le droit du travail n’y a pas échappé. C’est ainsi que le Code en vigueur jusqu’en 1978 au Gabon, n’a été qu’une copie du Code du travail des Territoires d’Outre-Mer promulgué en 1952. Plutôt que de s’attarder sur cette illustration du mimétisme juridique, il paraît plus intéressant de s’arrêter sur les raisons pour lesquelles ce droit moderne ne s’impose pas toujours au plus grand nombre.

Si l’on s’en tient uniquement aux textes, il faut reconnaître que tout a été mis en place pour que le droit du travail soit présent dans la réalité sociale. L’adoption d’un nouveau Code du travail en 1994 va d’ailleurs dans ce sens. Ce droit s’applique aux relations entre travailleurs et employeurs. Toutefois, le risque de confusion existe souvent s’agissant de ces relations, le travail étant une notion aux multiples acceptions.

Le travail peut renvoyer aussi bien aux activités que l’on observe dans le monde rural, qu’à celles que l’on retrouve en ville et qui ne font l’objet d’aucune réglementation. Mais, la catégorie qui retiendra l’attention ici, est le travail subordonné salarié sur lequel le droit du travail porte [8]. Il convient de préciser que ce type de relations est relativement récent puisqu’il apparaît avec la Révolution industrielle [9].

C’est dans un contexte industriel et urbain que le salariat va se développer en Europe au XIXè siècle. L’une des finalités de la colonisation étant de répandre les bienfaits de la civilisation, il y aura également une introduction des institutions métropolitaines, et le droit du travail n’y échappera pas [10]. Pourtant, dès le départ, ce droit semble prévu pour les centres urbains, et pour des secteurs qui relèvent de l’économie moderne. C’est ainsi que le travail forcé si dénoncé, sera cantonné aux zones rurales [11].

Quand on observe la situation des pays africains à l’heure actuelle, on peut comprendre que le droit du travail ait du mal à s’imposer. On est en effet, en présence d’entités avec des taux d’urbanisation peu élevés. Les projections pour l’an 2000 prévoient un taux de 34,3% pour l’Afrique subsaharienne [12]. A partir d’un tel chiffre, il est aisé de comprendre que les salariés ne vont pas constituer la majorité des travailleurs. De ce fait, le droit du travail lui-même aura une portée très limitée.

Pourtant, le Gabon semble assez loin de cette réalité. Il s’agit en effet, d’un pays où le taux d’urbanisation est relativement élevé, le dernier taux connu est en effet de 75% [13]. De plus, l’exploitation de nombreuses matières premières (pétrole et manganèse notamment sans oublier le secteur forestier) devrait fournir un nombre important de salariés. Malgré ces différences, force est de constater que pour ce qui est de l’application du droit du travail, le résultat ne diffère guère de celui des autres pays africains. On peut pour cela avancer un certain nombre de raisons.

Il y a d’une part, le fait que comme partout en Afrique, l’emploi dans le secteur structuré n’est pas particulièrement important [14]. Si l’on s’en tenait seulement aux textes, le salarié devrait être la personne « qui s’est engagée à mettre son activité professionnelle, moyennant rémunération, sous la direction et l’autorité d’une personne physique ou morale, publique ou privée appelée employeur » [15] . Avec cette définition, le champ d’application du droit du travail serait particulièrement étendu. Il semble toutefois que pour cerner la réalité du travail subordonné salarié dans les secteur structuré, il faudrait tenir compte des dispositions du Code du travail. Le secteur structuré est celui où celles-ci s’imposent. Il n’est pas rare en effet, de voir des travailleurs s’engager sur des bases qui se situent aux antipodes de ce que prévoit le Code du travail [16].

L’autre argument, et qui s’illustrera particulièrement ici, est la dépendance du droit à la conjoncture économique [17]. On observera que la mévente des matières premières a toujours pour conséquence des réductions d’effectifs dans les entreprises. Les salariés ainsi licenciés auront souvent tendance à rejoindre le secteur non structuré, qui est d’ailleurs considéré par les autorités elles-mêmes comme un secteur d’avenir [18]. Cette situation, on le verra, ne milite pas dans le sens d’une extension du champ occupé par le droit du travail.

Au-delà de ce constat, la nature même du droit du travail rend difficile son application dans un contexte social comme celui du Gabon. Cette approche permet du reste de rompre avec le dogme de l’autonomie juridique. Il faut savoir en effet que l’on est ici dans un contexte dominé par des civilisations orales. Cette donnée aura des conséquences directes sur les difficultés rencontrées par le droit moderne.

Ce dernier est d’abord un droit écrit, dans un univers où tout le monde ne sait pas lire [19].

Alors même que chacun s’accorde à reconnaître la vision protectrice du salarié qu’a ce droit, il aura du mal à s’imposer à cause de ce qui est considéré comme son extrême complexité et sa grande rigidité. Il faut en effet observer que le droit moderne, dont la création est le fait des élites, est considéré à tort ou à raison comme destiné à servir leurs propres intérêts. De ce fait, il est souvent entouré d’une grande suspicion, ce qui le rendra peu attrayant. Malgré tout, et pour paraphraser le Professeur Pambou-Tchivounda : « Qu’on soit pour ou contre la colonisation (…) on ne peut pas entrer en contact avec son semblable sans rien en retenir » [20]. C’est ainsi que l’on relèvera que ce droit moderne si décrié fera l’objet d’une appropriation à la carte dans tout ce qui concerne le travail extralégal.

B. Le travail dans l’environnement extralégal ou l’affirmation de règles particulières

La difficulté lorsque l’on traite de l’état du droit du travail est de pouvoir dire quelles sont les frontières de celui-ci. Pour éviter le risque d’un élargissement sans limites, nous avons fait le choix de considérer qu’il s’agissait de toutes les dispositions qui étaient présentes dans le Code du travail ou dans les conventions collectives. Tout autre choix aurait conduit à considérer, toute relation de travail, comme étant régi par ce droit. Toutefois, alors que l’appropriation de certains de ses aspects par une majeure partie de la population aurait pu conduire à conclure à une progression, il faut reconnaître qu’il s’agit là certes, d’une mutation mais, qu’elle ne va pas dans le sens d’un renforcement de ce droit.

Il importera de s’arrêter ici sur tous les domaines qui vont échapper à la réglementation du travail. Cela peut concerner aussi bien le monde rural, que certaines activités que l’on observe dans les centres urbains.

S’agissant d’abord du cadre rural traditionnel, qui est constitué par les activités agricoles, on peut dire qu’ici, « le travail s’inscrit dans le cadre social de la parenté » [21]. Sur le plan juridique, ce serait plutôt des formes d’entraide, le droit du travail étant absent dans cette réalité [22]. Mais, progressivement, on observe que la monnaie va jouer un rôle important, même dans les campagnes. De ce fait, il y aura de nouveaux rapports qui s’établiront, avec des emprunts au droit moderne, ce qui conduira à une sorte de syncrétisme juridique. Il ne faut pas oublier également que l’exploitation forestière emploie aussi une abondante main-d’œuvre. En faisant abstraction des grandes compagnies forestières, on observe que malgré la notion de contrat que l’on retrouve ici, le respect des dispositions du Code du travail est rarement au rendez-vous. Dans la plupart des cas, on finit par se retrouver en présence de contrats de société.

Faut-il se réjouir de cette situation, en se disant qu’au bout du compte on arrivera en fait à la création d’un droit qui se nourrit des meilleurs apports et, qui emportera l’adhésion du plus grand nombre ? Il semble malheureusement que l’optimisme ne soit pas de mise. Dans les faits, cela conduit à un éloignement du droit, quand on ne parle pas de « sous-droit ». Que constate-t-on en effet ? Sous prétexte d’éviter les rigidités du droit du travail, il est souvent mis en place une application minimale du Code du travail ; les exemples sont nombreux. C’est ainsi que le salaire minimum ne sera pas respecté, l’essentiel n’est-il pas que le salarié ait un revenu ? On fermera les yeux sur des pratiques telles que le travail des enfants [23], ou même le dépassement des horaires légaux de travail. Au final, on va relever que le caractère sanctionnateur du droit va finir par disparaître. Alors que dans le monde traditionnel, la sanction existait, on est ici dans un no man’s land où aucune autorité ne détient un pouvoir coercitif. Les juridictions modernes ne sont pas plus compétentes, sauf pour constater que ces relations se déroulent en dehors du cadre légal.

La situation dans les centres urbains n’est guère différente. Certes l’accent a été mis sur le taux d’urbanisation assez élevé du Gabon. Mais, il convient de préciser ici, que les populations qui s’installent ainsi en ville sont encore marquées par leur milieu d’origine. C’est du reste ce qui va expliquer, l’apparition et le développement du secteur informel. Il a en effet, été démontré que la cause essentielle de cet état de fait était, « le passage d’une civilisation rurale à une civilisation urbaine » [24]. Notion aux contours flous et qui, comme le dit M. Lautier, « a fait fortune, justement à cause de son imprécision » [25]. L’informel va recouvrir les réalités les plus diverses aujourd’hui. En résumé, cela correspondrait à tout ce qui concerne le cadre extralégal ou comme le dit le B.I.T. « toutes les activités économiques qui ne sont pas soumises à des règles contractuelles, à des autorisations, à une fiscalité, à une inspection du travail, ayant un caractère structuré » [26]. De ce fait, on constate déjà que ce n’est pas à l’intérieur de ce secteur que les règles de droit sont le mieux respectées, puisque l’informel « échappe de droit ou de fait à la compétence de la réglementation » [27]. De plus comme le reconnaît le Professeur Gonidec, « le développement de l’informel dans différents domaines produit cette conséquence que différentes activités, au lieu de s’insérer dans le cadre étatique échappent à ce droit et en réduisent le champ d’application » [28].

Pourtant avec la crise économique que connaît le pays depuis une dizaine d’années, et devant les réactions des autorités, on peut se demander s’il ne s’agit pas d’une situation irréversible. Devant le chômage qui frappe le pays [29], la nouvelle panacée est la création d’entreprises par les citoyens, ou le recours au secteur informel, dont l’existence même est la preuve de l’incapacité de l’État [30]. On aboutit ainsi à cette situation assez cocasse avec des pouvoirs publics qui prévoient des textes tout en sachant qu’ils ne seront pas appliqués. Et l’on peut se demander si la réflexion de M. Remondo a toujours toute sa pertinence dans ce cadre : « L’avènement de tout État s’accompagne de la mise en œuvre d’une construction juridique plus ou moins étoffée. Celle-ci est nécessaire à l’action de l’État ; elle constitue l’instrument privilégié dont il va se servir pour modeler la société » [31]. Il apparaît clairement que ces lois ne servent nullement à modeler la société. On retrouve en fait une situation qui prévalait au moment de l’Indépendance. L’objectif semblait être d’avoir une législation (souvent inadaptée), son application n’étant pas apparemment la préoccupation principale.

II- La prépondérance de l’économique ou la fin du droit du travail ?

Le discours sur le développement a pris un virage nouveau avec les années 1990. Alors que les dirigeants n’ont eu de cesse de justifier leurs actes par la poursuite de cet objectif [32], on constate que les résultats obtenus sont loin d’être à la hauteur des espoirs caressés, si bien qu’il est même question « d’épuisement du modèle de développement » [33]. La situation nouvelle sera marquée par deux éléments d’importance qu’il importera d’envisager. Il y a d’une part la faillite de l’État Africain au regard des objectifs qu’il s’était fixé, et d’autre part,
des effets liés au triomphe relatif du libéralisme dans le monde.

A/ L’échec de l’État Africain ou la consécration de l’ajustement structurel

À la lecture des différentes statistiques, les pays africains seraient dans une situation particulièrement critique au plan économique [34]. L’une des raisons évoquées est que l’État dans sa forme actuelle a fait la preuve de son incapacité à résoudre les problèmes qui se posaient, d’où sa remise en question [35]. Pour illustrer cela, on peut noter que l’Afrique est plus pauvre qu’elle ne l’était au moment des indépendances. Le Gabon, qui est pourtant considéré comme un pays riche sur le continent africain, ne fera pas exception, malgré les immenses richesses de son sous-sol.

Les organismes financiers internationaux qui observaient jusque là une certaine neutralité vont s’intéresser eux aussi à la situation des pays africains. Pour eux, l’échec de l’Afrique est celui des régimes dirigistes et, la Banque mondiale dans son rapport de 1991 estime même que la faillite de l’Afrique est le fait des dirigeants africains. Si nul ne peut nier le rôle joué par ces derniers, il semble réducteur de les considérer comme les seuls responsables. Ne peut-on pas dire pour reprendre le Professeur Gonidec, que l’échec de l’État en Afrique, est également celui de cette conception occidentale de l’État, « qui n’est pas parvenue à s’imposer dans les faits » [36].

À partir des années 1980, la solution aux problèmes de l’Afrique sera trouvée avec les programmes d’ajustement structurel, qui sont l’outil favori de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international. Pour parvenir à leur objectif qui est le développement, les pays africains devront s’inspirer de ce qui se fait chez les bailleurs de fonds à savoir le libéralisme. Pour autant, la potion sera amère pour des pays qui n’y sont pas du tout préparés. C’est ainsi que ces créanciers n’interviennent que, sous réserve de l’acceptation d’un certain nombre de conditions, qui devraient permettre l’assainissement des finances publiques, et le recul de la pauvreté. Les moyens pour y parvenir sont, la réduction des dépenses publiques affectant les services sociaux, la dévaluation de la monnaie et, l’ouverture du marché domestique.

En ce qui concerne le droit sécrété par cet État, le verdict sera tout aussi sévère. On peut retenir que pour ce qui est du Gabon, on est passé par plusieurs phases. A la suite de l’Indépendance, il fallait faire table rase du passé, et rejeter tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à une institution traditionnelle. Le droit du travail étant un droit importé, la difficulté n’est grande, il suffit de reprendre le droit de l’ancienne puissance [37]. Dans un deuxième temps qui correspond aux années 1970, ce sera le triomphe de l’authenticité, qui est une mystique fondée sur un prétendu retour aux sources. Il s’agira d’adapter les différentes coutumes aux réalités du moment. L’illustration en sera fournie avec l’adoption de nombreux codes dont l’objectif est de « gaboniser le droit » [38]. La dernière phase correspond à la période que nous connaissons avec l’apparition de l’antienne sur la mondialisation qui devient la nouvelle notion de référence, sans qu’une fois de plus, l’on sache très bien à quoi cela correspond. Ces différentes phases sont marquées par une constante à savoir le non-respect du droit du travail. L’impression qui se dégage est celui d’une méfiance des populations face aux institutions que crée l’État, et le droit n’y échappe pas.

L’adoption d’un programme d’ajustement structurel ne modifie pas en tant que telle cette situation. Ce serait même faire preuve de beaucoup d’indulgence à leur égard pour estimer que ces programmes sont un instrument au service du droit du travail. Il ne faut pas en effet oublier que parfois dans les programmes d’ajustement structurel, il est préconisé purement et simplement de retirer certaines dispositions des Codes du travail [39]. De même, on peut retrouver des recommandations dans le sens de la baisse des salaires. De ce fait, des notions comme le respect du salaire minimum ne font pas partie du catalogue des experts du F.M.I. et de la Banque mondiale.

Alors que ce n’est peut être pas leur objectif de départ, les plans d’ajustement finissent par s’intégrer dans le discours sur la réduction de l’influence du droit du travail, le marché devant être le seul régulateur. C’est ainsi que l’intervention de l’État est limitée au strict minimum, ce qui conduit à éloigner le droit du travail, qui est l’incarnation de cet État dans les relations de travail. Certes, le propos ici n’est pas d’analyser les plans d’ajustement structurel, mais il faut quand même rappeler que leur introduction a des conséquences parfois désastreuses sur le plan social. La réduction des salaires ne concernera pas que le travailleur, mais également de nombreuses personnes que sa rémunération permet de faire vivre.

On finit par se rendre compte que les programmes d’ajustement structurel, dont le succès demande à être vérifié [40], « se soldent par une informalisation croissante des économies africaines ». Or, il a été observé plus haut que le développement du secteur informel avait pour corollaire la réduction de l’influence du droit du travail. On peut dès lors s’interroger sur les raisons qui ont conduit les dirigeants gabonais à adopter un nouveau Code du travail extrêmement protecteur, en même temps qu’il se pliait à l’ajustement structurel. On note en effet, que le Code du travail de 1994 est un texte soucieux des droits des salariés, notamment pour tout ce qui concerne la résiliation du contrat de travail. C’est ainsi qu’il est prévu une autorisation administrative pour les licenciements économiques (art. 56 et s.), ce qui pourrait avoir pour conséquence de limiter ceux-ci [41]. En pratique pourtant, avec les difficultés économiques évoquées plus haut, les entreprises sont souvent obligées de baisser leurs effectifs et, on ne voit pas trop comment les pouvoirs publics pourraient les empêcher de le faire.

Indépendamment de l’application de ces programmes d’ajustement structurel, il y a un autre facteur qu’il ne faut pas négliger, c’est l’avènement de la mondialisation, notion qui elle aussi brille pa
r son imprécision.

B/ Les incidences de la mondialisation

Avec le développement des moyens de communication, est apparue un nouveau concept qui a rencontré beaucoup de succès en Afrique, il s’agit de la mondialisation. Elle peut se définir comme ce que Walter Benjamin a appelé « la généralisation du semblable dans le monde » [42]. Cette notion qui à première vue, n’a rien de séduisante, rencontre un grand succès au Gabon et, a même supplanté le développement qui était jusque là l’antienne favorite des dirigeants. Le nouvel objectif à afficher est de participer à la globalisation de l’économie que l’on observe.

De plus, cette mondialisation s’inscrit dans un contexte marqué par le triomphe du libéralisme comme le relève le Professeur Koubi : « l’idéologie de la liberté est aujourd’hui un thème mondial et la faillite du socialisme, entre autres raisons, signale l’emprise du libéralisme sur les circuits économiques internationaux » [43]. Laissant à d’autres le soin de s’intéresser aux répercussions de cette mondialisation sur le plan économique, il conviendra de s’arrêter sur le devenir du droit du travail à la lumière de cette situation nouvelle.

Dans le cadre d’un colloque tenu à Nantes en 1996, le Professeur Supiot déclarait : « L’époque des naï vetés dérèglementaires en matière du travail est en train de se clore et aura été de courte durée » [44]. Cette affirmation, pertinente dans des pays européens, ne peut s’appliquer à la réalité gabonaise. Comme cela s’est souvent vérifié par le passé, l’Afrique semble encore en retard d’un débat. Il suffit d’écouter les experts du F.M.I. pour se rendre compte que l’actualité est au combat pour la déréglementation. La mondialisation, ou du moins le discours à ce propos, s’accompagne en effet, d’une vive incitation à une application minimale de la législation du travail, qui « met en cause l’efficacité de l’action normative de l’État » [45].

Il convient tout d’abord de préciser que tout ceci ne serait guère possible sans la volonté des dirigeants africains, toujours soucieux de bâtir des « États semblables à ceux qui les inspirent » [46]. Il apparaît en effet que la volonté de se développer commande d’expérimenter toutes les recettes possibles. A partir du moment où la forme de l’état adopté jusque là n’a pas donné les résultats escomptés, il convient de la changer et avec elle, toutes les institutions qui avaient été créées dans ce cadre. C’est ainsi que ce discours implique une part prépondérante donnée à l’économique. Certes, on s’aperçoit assez rapidement que ce choix donne des résultats assez contrastés. Le fait d’être considéré comme un « bon élève » par le F.M.I., ne garantit pas toujours le mieux être à son peuple. On peut à juste titre parler de « réussite économique dont les bienfaits sociaux restent virtuels » comme le fait M. Bollé [47].

Il faut partir de l’idée que la mondialisation entraîne un certain nombre de délocalisations, les investisseurs choisissant de s’installer souvent, là où la main d’œuvre est la moins chère, mais avec une productivité élevée. Dans les faits, il y aura matière à une surenchère pour faire baisser les coûts salariaux. Dans un pays comme le Gabon, il est à craindre que la réglementation sur le SMIG ne vole en éclats. Elle est en effet considérée comme un frein à l’emploi, le Gabon ayant des salaires relativement élevés par rapport aux autres pays africains [48]. On relèvera d’ailleurs une tendance au recrutement de salariés étrangers beaucoup plus prêts à accepter des niveaux de rémunération en dessous des minima [49]. Toutefois, un autre phénomène est à prendre en compte ici, et qui va constituer une violation flagrante des textes en vigueur et du principe d’égalité. C’est ainsi que lorsqu’une entreprise est délocalisée, même en respectant la législation du pays d’accueil, on constate qu’elle va rémunérer ses salariés à un niveau beaucoup moins élevé que dans son pays d’origine. On peut le vérifier dans la marine marchande et dans les zones franches, où vont même exister des réglementations du travail adaptées [50]. L’autre critique que l’on peut émettre concerne les horaires de travail. Il n’est pas rare en effet, d’entendre tel ou tel expert, citer en exemple les pays du sud-est asiatique, qui ne sont pas pourtant réputés pour être des références s’agissant du respect du droit du travail.

La mondialisation implique également une harmonisation des différentes législations. Depuis la Conférence de Lagos en 1980, l’accent est mis sur l’intégration économique des pays africains. Si l’Afrique de l’Ouest semble sur la bonne voie de ce point de vue, il n’en va pas de même pour l’Afrique centrale, à cause des réticences du Gabon en matière de libre circulation des personnes. Sur le plan juridique, l’intégration devrait conduire à un alignement des différentes législations. Mais, ici comme ailleurs, on s’aperçoit que cette intégration commande de prendre quelques libertés avec la réglementation du travail [51]. Le choix qui est préconisé est souvent celui d’un alignement sur les systèmes les moins protecteurs.

Au delà de ces relations entre pays africains, l’harmonisation va aussi concerner les relations entre pays riches et pays pauvres. On commence ainsi à s’apercevoir que ceux qui étaient les hérauts de la déréglementation considèrent aujourd’hui que celle-ci, appliquer de façon intégrale, peut être la source de graves déséquilibres au détriment des pays riches. Ceux-ci possèdent en effet des systèmes sociaux qui ont un coût souvent élevé, et qui ont des répercussion sur le prix de leurs productions. C’est ainsi que paradoxalement, ce sont les pays pauvres qui deviennent les plus grands défenseurs de la mondialisation. Ils finissent même par considérer que « lier les normes de travail au commerce international est une forme de protection déguisée » [52].

Pour autant devant tant d’acharnement, on peut finir par se demander si après tout, et au nom de la poursuite de cet objectif qu’est le développement, on ne peut pas en effet, faire abstraction du droit du travail. Outre la fait que le lien entre l’abandon du droit du travail et le développement n’a pas encore été apporté, il n’est pas du tout certain qu’une déréglementation aboutisse à un élévation du niveau de vie des salariés, à moins que ce ne soit pas le but recherché. On s’aperçoit que le marché du travail contrairement à ce qu’affirment les libéraux ne garantit pas toujours un niveau de vie décent surtout dans des pays où la main-d’œuvre est particulièrement abondante.

***

Pour conclure, on peut dire que plus que le pluralisme juridique, la mondialisation et ses effets se dressent comme l’adversaire le plus acharné au développement du droit du travail. Cependant, et malgré les reproches qui ont pu lui être adressés, on reconnaît aujourd’hui que ce droit est indispensable car, il est le seul à prendre en compte les intérêts du salarié qui, rappelons le est quand même la partie la plus faible dans une relation de travail. Il est d’ailleurs à noter qu’à ce propos, le débat qui porte sur ce droit est relatif non pas à son existence mais à ses insuffisances.

[1] B. DAVIDSON, L’Afrique au Xxème s., l’éveil et les combats du nationalisme africain, Ed. J.A., 1980, p. 227

[2] C’est ce qui va le distinguer des branches comme la famille par exemple que l’on retrouvait dans le cadre traditionnel.

[3] R. LEMESLE, Le droit du travail en Afrique francophone, Edicef/Aupelf, 1989, p. 73 et s.

[4] Au Gabon comme dans d’autres pays africains, à côté (ou opposé) au droit moderne introduit par le colonisateur, on retrouve des droits dits traditionnels issus des différents groupes ethniques.

[5] L’expression est de S. HORTON, R. KANBUR et D. MAZUMBAR in « Le marché du travail en période d’ajustement dans douze pays en développement », R.I.T., 1991, p. 603 et s.

[6] Cette notion est du reste présente dans tous les pays africains et, l’objectif des gouvernants est de mener leur pays sur la voie de ce développement. C’est d’ailleurs l’échec des politiques menées dans ce domaine qui a conduit à la situation dans laquelle le droit du travail, entre autres, se trouve aujourd’hui.

[7] La Cour de Libreville affirme ainsi : « L’Indépendance du Gabon n’a pas eu pour conséquence de remettre en cause les textes promulgués lors de la souveraineté française mais de les nationaliser au sens gabonais ». C.A. Libreville du 8 janvier1963, Penant, 1963, p. 548.

[8] La question de la fonction publique ne sera pas évoquée, même si dans l’esprit des gens la situation des fonctionnaires ne se distingue guère de celle des salariés.

[9] Toutefois, dans la plupart des ouvrages, on renvoie souvent à la Révolution française s’agissant de l’apparition du contrat de travail. Il est en effet lié à la consécration de l’autonomie de la volonté sur le plan juridique.

[10] Il faut préciser qu’il ne s’agira pas d’un transfert en tant que tel du droit métropolitain, puisque les dispositions qui seront appliquées aux colonies seront moins favorables jusqu’au lendemain de la guerre de 1939-1945.

[11] P.F. GONIDEC et M. KIRSCH, Droit du travail des Territoires d’Outre-Mer, L.G.D.J., 1958, n°10 et s. ; R. LEMESLE, op. cit., p. 23 et s.

[12] A. DUBRESSON et J.P. RAISON, L’Afrique subsaharienne une géographie de changement, A. Colin, 1998, p. 105.

[13] Voir « Marchés tropicaux », juin 1998, numéro H.S., p. 17.

[14] S. HORTON, R. KANBUR et D. MAZUMDAR, op. cit., p. 620 ; on notera ainsi que le secteur privé emploie 53.382 personnes, alors que la Fonction publique en a 35.200. Il faut retenir aussi que pour un pays d’un peu plus d’un million d’habitants, la population active est de 308.590 personnes.

[15] Article 1er al. 2 du Code du travail.

[16] C’est ainsi que par exemple, toutes les dispositions relatives à la durée du contrat, au salaire, à sa périodicité sont parfois ignorées du salarié. De plus, le contrat peut même se transformer en contrat de société, puisqu’il y a en fait un véritable partage des bénéfices, en fonction des résultats obtenus. A contrario, l’absence de résultats peut faire disparaître toute rémunération.

[17] G. LYON-CAEN, J. PELISSIER et A. SUPIOT, Droit du travail, Dalloz, 18è éd., n° 40.

[18] Dans les discours officiels, il n’est pas rare d’entendre les autorités encourager les Gabonais à rejoindre le secteur informel dont personne n’a jamais dit à quoi il correspondait.

[19] Cet argument est d’ailleurs à nuancer puisque le fait d’être lettré n’a pas forcément pour conséquence la connaissance du droit.

[20] G. PAMBOU-TCHIVOUNDA, Essai sur l’État Africain postcolonial, L.G.D.J., 1982, p. 18

[21] J.E. ETOUGHE EFE, Le chômage au Gabon, sociologie des chômeurs dans les quartiers populaires de Libreville, thèse de sociologie, Nantes,
1998, p. 54

[22] Même s’il n’est pas question de remettre en cause l’existence de phénomènes juridiques en Afrique, il faut reconnaître que toutes les branches du droit ne se retrouvent pas dans l’univers traditionnel. En effet alors que des domaines comme la famille sont présents, le droit du travail est directement lié comme nous l’avons déjà dit au travail subordonné salarié qui est inconnu dans la société traditionnelle.

[23] Alors que l’article 177 du Code du travail prévoit que les enfants ne peuvent être employés avant l’âge de seize ans, il n’est pas rare de lire dans la presse des cas de salariés de quatorze ans qui auraient escroqué leur employeur. Ce qui émeut l’opinion publique c’est plus l’acte crapuleux que l’âge du salarié.

[24] H. de SOTO, L’autre sentier, la révolution informelle dans le tiers-monde, La Découverte, 1994, p. 16

[25] B. LAUTIER, L’économie informelle dans le tiers-monde, La Découverte, p. 3

[26] B.I.T., Le travail dans le monde, Genève, 1984, p. 30

[27] M. A. RAGUED, Essai de sociologie juridique sur la réception du droit du travail Français en République de Djibouti, thèse Droit, 1998, p. 261

[28] P.F. GONIDEC, « L’État de Droit en Afrique, le sens des mots », RJPIC, 1998, p. 19

[29] Le taux de chômage était en 1998 de 21 %. V. Marchés tropicaux, juin 1998, op. cit., p. 3

[30] S. TROUVELOT, « Grandeur et limites de l’économie informelle », Alternatives économiques, n°152, octobre 1997, p. 38

[31] M. REMONDO, Le droit administratif gabonais, L.G.D.J. 1987, p. 23

[32] Pour arriver à ce résultat, il fallait des pouvoirs forts, d’où une prolifération de régimes dictatoriaux.

[33] J.F. BAYARD, J.C. CHRETIEN, G. PRUNIER, X. VERSCHAVE, « L’Afrique et la fin de l’ère postcolonial », Revue Esprit, juin 1998, p. 64.

[34] Le Gabon qui n’est pourtant pas le plus mal loti serait même en cassation de paiement à cause d’un lourd endettement (l’encours de la dette extérieure représente près de 60 % du P.I.B.).

[35] G. SYROPOULOS, « Les relations professionnelles dans le tourbillon de la mondialisation », Droit social, 1999, p. 232.

[36] P.F. GONIDEC, op. cit., p. 5.

[37] Le droit de la famille fera particulièrement les frais de cette situation avec notamment, la suppression de la dot, qui ne sera toutefois pas respectée dans les faits.

[38] On relèvera notamment l’adoption d’un Code civil en 1972, d’un Code de la sécurité sociale en 1975, et du Code du travail en 1978.

[39] J. ISSA-SAYEGH, L’intégration des États africains dans la zone franc, Penant, 1997, p. 14 ; E. LEE, « Mondialisation et normes du travail : un tour d’horizon », R.I.T., 1997, p. 189.

[40] Au Mali, après douze ans d’ajustement structurel, le coût de la vie aurait augmenté de 117 %. S’agissant du Mexique, treize ans après le début du programme le chômage était de 20 % cf. W. BELLO et S. CUNNINGHAM, « Comment soumettre les peuples du Sud aux lois du marché », in « De l’ajustement structurel en ses implacables desseins », Le Monde diplomatique, sept. 1994, pp. 8-9.

[41] Cet optimisme peut paraître exagéré quand on sait qu’en France où existait cette autorisation avant 1986, elle était obtenue dans 90 % des cas.

[42] Cité par Z. LAIDI, « Les imaginaires de la mondialisation », Revue Esprit, octobre 1998, p. 86.

[43] G. KOUBI, « Normes administratives et normes sociales en Afrique au prisme de la Revue juridique et politique – Indépendance et coopération – (1980-1995) », RJPIC 1995, p. 232. Ce libéralisme sera à la fois économique et politique, comme l’illustre les processus de démocratisation depuis le début des années 1990.

[44] A. SUPIOT, « Le travail en perspectives : Introduction », R.I.T., 1996, p. 664.

[45] G. SYROPOULOS, op. cit., p. 232.

[46] P.F. GONIDEC, op. cit., p. 7.

[47] P. BOLLE, « Quatre ans après la dévaluation du franc CFA, intégration et libéralisation économiques à l’ordre du jour », R.I.T., 1997, p. 48.

[48] Le SMIC est fixé à 64.000 francs CFA (640 FF).

[49] J.E. ETOUGHE-EFE, t
hèse, op. cit.

[50] C. de BRIE, « L’Afrique dans le circuit mondial des zones franches », Le Monde diplomatique, mars 1996, pp. 14-15.

[51] J. ISSA-SAYEGH, op. cit. p. 14.

[52] E. LEE, p. 191.

Augustin EMANE

Maître de conférences Université d’Auvergne Membre de l’UPRES-A CNRS 6028

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